Plaine... ma plaine, plaine ô mon immense plaine...
17 janv. 2018Vous êtes peut-être quelques-uns à avoir vu un reportage présenté le 11 janvier 2018 dans le cadre de l'Angle éco de France 2. Sinon, il vous reste encore un peu de temps pour le voir en replay… pardon en rediffusion. En tout cas, en des temps où l’on parle de réimplantation d’activité agricole même à Olivet, en des temps où l’on vante les possibilités offertes par une agriculture de proximité et un approvisionnement alimentaire des villes en circuit court… ce reportage, par ce qu’il montre… et par ce qu’il ne montre pas, suscite bien des réflexions. Et voici les miennes !
"Délocalisation : les paysans aussi »
« Les exploitations de quatre paysans de Haute-Marne étaient dans le rouge. Alors, pour sauver leurs comptes et les faire passer au vert, ils ont délocalisé leur production… en Ukraine ! Là-bas, ils se relaient en famille pour exploiter 10 000 hectares et engranger de confortables bénéfices ».
Telle est la présentation de la séquence de François Lenglet, le journaliste économiste de France 2 … pour qui la réussite serait de faire « de confortables bénéfices » ?
Monsieur Lenglet compare les conditions agricoles de la région de Chaumont sur le plateau de Langres, avec celles de la plaine de Plavograd en Ukraine sur 10000 ha « de terres noires très riches » ou « Tchernozioms » très connus pour leur fertilité naturelle. Mais les agriculteurs ne donnent aucune indication sur leurs sols des environs de Chaumont qui ont évolué sous l’influence du climat dans des calcaires durs et très perméables, datant du Jurassique. Ces sols ne sont pas du tout comparables. Or la Société d’Aménagement des Friches de l’Est, basée à Chaumont, a essayé pendant plusieurs décennies de cartographier les sols de la région et d’y améliorer l’agriculture : les sols devraient donc être bien connus par des agriculteurs installés sur 600 ha. La carte des sols de l’Europe montre qu’il semble s’agir de sols pas très épais, souvent calcaires, probablement à faibles réserves en eau pour les cultures. On peut regretter que ces données essentielles sur les sols n’aient pas été fournies pour que les auditeurs puissent se faire une idée précise de la situation des mêmes agriculteurs faisant du blé près de Chaumont et près de Plavograd.
Ces quatre Français sont arrivés en Ukraine avec les « poches pleines » alors que les terres de Chaumont ne peuvent les nourrir : comme c’est bizarre ! En tout cas le reportage montre qu’ils ont rassemblé là-bas des machines flambant neuves de haute technologie agricole. Ils ne s’embarrassent pas à faire du bio sur ces terres et, « comme tout le monde », ils peuvent ici traiter les « mauvaises herbes » au glyphosate.
Les coûts sont beaucoup moins chers qu’en France : être agriculteur dans ces conditions est bien plus rentable qu’en France : 2 Millions d’euros de bénéfice en 2016 ! Ils ont 40 salariés payés 4 fois moins cher qu’en France (mais 2 à 3 plus que le salaire moyen en Ukraine !). L’entreprise donne l’impression d’une sorte de conquête de l’Est accomplie sur les meilleures terres de la planète de par leur genèse : sols jeunes et pleins de vie, qu’ils veulent exploiter sans contraintes … jusqu’à épuisement, comme à Chaumont ?
Certes le Pope est content de la manne qu’ils ont apportée pour redorer les icônes et refaire la toiture de l’église du village. Mais le maire du village regrette que ce ne soient pas des paysans ukrainiens qui aient eu les moyens de rendre le village autosuffisant sur le plan alimentaire avec de telles richesses sous leurs pieds : il se sent « humilié » ! Enrage-t-il parce que ces sols constituent un patrimoine de l’Humanité dont des agriculteurs spéculateurs font une opération financière à courte vue ? A-t-il le sentiment que le paysan doit connaître ses sols pour bien les gérer, bien les entretenir et les rendre aux générations suivantes avec le même potentiel qu’à leur arrivée ?
Positionnement de Chaumont (point rouge) et Pavlograd (point violet clair) sur la carte des sols de l’Europe jusqu’à l’Oural ? (Carte confectionnée à l’INRA d’Orléans pour l’ensemble de l’Europe à partir des données de sols issues de chaque pays).
Sous la carte, dans la légende,
- le point rouge indique le sol dominant autour de Chaumont
- et le point violet clair indique le sol très dominant autour de Pavlograd en Ukraine.
Pour les curieux, à l’Est de l’Europe, on voit une distribution latitudinale des sols qui suit les différents climats : cette découverte a été mise en évidence par un géographe russe, Dokoutchaïev (1846–1903) considéré comme le premier pédologue. L’Ouest de l’Europe étant essentiellement sous climat tempéré océanique, les sols apparaissent beaucoup plus variés car le facteur discriminant la genèse des sols est la nature des roches géologiques.
Le relief cause aussi des variations de sols typiques de climats locaux peu représentables à cette échelle de cartographie, mais parfaitement décrits en Petite Beauce sur des pentes très faibles ... à l’échelle parcellaire !)