Ernothérapie?
30 mars 2020Le mercredi 4 mars, à la salle Gérard Philipe à la Source, l'association ATAO a proposé une version théâtrale du très beau texte d'Annie Ernaux, les Années. Beau succés public pour ce travail signé de Jeanne Champagne et interprété par Agathe Molière et Denis Léger Milhau...
L'île des Esclaves, le prochain spectacle qui devait être proposé par l'ATAO, cette fois à la salle Jean-Louis Barrault du Théâtre d'Orléans, a été annulé, comme tant d'autres à Orléans, Olivet et ailleurs en ces temps de confinement et d'épidémie.
On peut bien sûr retrouver Les Années d'Annie Ernaux sur les pages d'un livre, en Folio ou dans la collection blanche de Gallimard. On peut aussi entendre sur France Inter, lu par Augustin Trapenard, un texte d'Annie Ernaux, aussi court que bienvenu écrit en réaction à cette formule martiale, ressassée par le président de notre République, et tant d'autres à sa suite, selon laquelle nous serions "en guerre" contre le coronavirus...
Vous trouverez ci-dessous un lien vers l'émission de France Inter, trois images du spectacle Les Années et le texte de la lettre d'Annie Ernaux. A lire, écouter et savourer sans masque!
Lettres d'interieur par Augustin Trapenard - France Inter
Lettres d'interieur par Augustin Trapenard - Page 1. Retrouvez le podcast et les émissions en réécoute gratuite. - Page 1
https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur-par-augustin-trapenard
J
Annie ERNAUX, lettre à Macron
Cergy, le 30 mars 2020
Monsieur le Président,
« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et ce qu’on pouvait lire sur la banderole d’une manif en novembre dernier -L’état compte ses sous, on comptera les morts - résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux, tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de livrer des pizzas, de garantir cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle.
Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle, et « rien ne vaut la vie » - chanson, encore, d’Alain Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.
Annie Ernaux